Interview de Jean-Marc Canon : “Sur la fonction publique, une seule voix semble exister, celle du gouvernement”

Texte publié le 27 septembre 2018.

Dans une interview à Acteurs publics, le secrétaire général de l’Union fédérale des syndicats de l’État (UFSE-CGT) dénonce le manque de considération de l’exécutif pour les positions syndicales dans le cadre de la concertation sur la réforme de la fonction publique. Il espère aussi que la CGT confirmera sa place de premier syndicat dans la fonction publique lors des élections professionnelles du 6 décembre prochain.

Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous en cette rentrée, alors que les discussions sur la réforme de la fonction publique reprennent tout juste ?
Nous sommes malheureusement dans la même situation qu’avant la trêve estivale, à savoir un désaccord de fond sur 95 % des mesures envisagées par le gouvernement et une profonde contestation du terme “concertation”. Ce terme mérite une nouvelle fois d’être interrogé, puisque nous avons le sentiment, à la CGT comme dans l’ensemble des organisations syndicales, qu’il n’y a aucun véritable espace de dialogue avec les ministres en charge de la Fonction publique. Nous avons remis de multiples propositions pour ne pas être uniquement dans une position contestataire. Aucune d’entre elles n’a été retenue. Sur le recours accru aux contractuels, par exemple, nos désaccords sont très importants. Il y a déjà 20 % environ de non-titulaires dans la fonction publique. Plutôt qu’accroître encore ce ratio, il aurait été plus bénéfique d’envisager un nouveau plan de titularisation des contractuels pour empêcher la reconstitution sempiternelle du volant important de non-titulaires dans le secteur public. Mais en face de nous, nous avons un gouvernement qui, contre vents et marées et sans rien démontrer, nous assène qu’il faut toujours plus de non-titulaires. Une seule voix semble exister pour nos interlocuteurs : la leur.

Les réunions programmées dans le cadre de la concertation sont pourtant nombreuses…
Il y a beaucoup de réunions prévues dans l’agenda social. Personne ne peut le nier. Mais je le redis, ce n’est pas la quantité des réunions qui fait la qualité du dialogue social. On peut les multiplier, mais si c’est pour avoir un dialogue de sourds, ça ne sert à rien. Le seul sujet pour lequel il pourrait y avoir un espace de négociation possible, c’est celui de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes dans la fonction publique. Des éléments positifs pourraient se faire jour. Cette fois-ci, le gouvernement promet un véritable espace de concertation. Si tel est le cas, nous entrerons dans la négociation. Mais hormis ce point particulier, nous sommes extrêmement inquiets, à la fois sur le fond et sur la forme, des projets du gouvernement pour les agents et les missions de la fonction publique.

“Ce n’est pas la quantité des réunions qui fait la qualité du dialogue social.”

Que pensez-vous des amendements du gouvernement ouvrant les postes d’encadrement de la fonction publique aux contractuels (que le Conseil constitutionnel a récemment censurés) ?
C’est la preuve, encore une fois, que le gouvernement essaye de passer comme un rouleau compresseur. Cette mesure a été introduite par voie d’amendement [dans le cadre du projet de loi “pour la liberté de choisir son avenir professionnel”, ndlr], sans concertation préalable avec les organisations syndicales et alors même que l’on planchait dans le cadre de la concertation sur le recours accru aux contractuels. J’observe bien entendu avec satisfaction la censure de ces dispositions par le Conseil constitutionnel, pas sur le fond mais sur la forme, tout de même. Mais tout de suite après, le gouvernement annonce, sans revenir du tout à la concertation, que la mesure reviendra dans le futur projet de loi de réforme de la fonction publique [prévue pour le premier semestre 2019, ndlr]. Il veut malheureusement faire passer par la fenêtre ce qui s’est fait sortir par la porte.

Quelles sont vos revendications pour le point d’étape du rendez-vous salarial, prévu en octobre ?
Je ne vais pas livrer un scoop. La CGT va bien entendu se rendre à la réunion en portant le fait que l’on ne peut pas se satisfaire du gel de la valeur du point d’indice et du discours récurrent et préoccupant des ministres qui estiment que les revalorisations générales sont passées de mode, coûtent trop cher et ne seraient finalement qu’un élément marginal du système de rémunération des agents publics. Nous sommes en désaccord frontal avec ce discours : la valeur du point d’indice et les revalorisations générales font encore sens et constituent l’élément fondamental de la rémunération. Mais nous sommes aussi prêts à discuter d’autres choses si le gouvernement souhaite réaborder, notamment, la question du supplément familial de traitement (SFT) ou de l’indemnité de résidence. Cependant, cela ne peut pas se faire au détriment de la valeur du point d’indice et de revalorisations générales. C’est une faute politique grave et un non-sens social et économique, puisque le pouvoir d’achat des agents publics en est profondément impacté. Pour nous, il est hors de question que la messe soit dite à ce propos.

Le caractère unitaire de la mobilisation des organisations syndicales peut-il tenir alors que les élections professionnelles approchent à grands pas ?
Lors de la dernière intersyndicale, au siège de la FSU, nous nous sommes déjà félicités que l’ensemble des organisations syndicales représentatives de la fonction publique soient présentes et envisagent de continuer à travailler ensemble. C’est un signal important dans la période actuelle de réforme de la fonction publique et d’attaques contre le statut. Nous l’avons répété, nous souhaitons une campagne électorale apaisée au niveau national. Bien entendu, chacun fera œuvre de patriotisme, il y aura de la concurrence syndicale. C’est normal de valoriser son bilan et d’appeler les millions d’électeurs à voter pour soi. Tout cela me paraît logique. En revanche, il y a un consensus sur le fait que nous n’avons pas besoin de tirer à hue et à dia sur les autres organisations syndicales pour valoriser nos bilans. Bien sûr, nous n’allons rien cacher. Je prends l’exemple des signataires ou non du protocole sur les parcours professionnels, les carrières et les rémunérations (PPCR) ou encore des organisations syndicales ayant appelé ou non à la mobilisation ces derniers mois. Tout cela, il faut le dire. C’est la règle démocratique, mais pour autant, nous n’avons pas besoin de traiter de noms d’oiseaux les autres organisations syndicales ni d’utiliser des arguments de caniveau. J’ai la conviction que ce n’est pas ce que les salariés de la fonction publique attendent de leurs représentants du personnel. Ce n’est pas en se tirant dans les pattes à l’approche de ces élections que l’on fera voter massivement les agents publics. Ils ont beaucoup d’inquiétudes et d’interrogations et ce n’est certainement pas la zizanie syndicale qui permettra d’y répondre.

“La CGT a l’ambition de confirmer sa place de première organisation syndicale dans la fonction publique.”

Le taux de participation à ces élections est un enjeu important. Pourquoi ?
C’est un enjeu fondamental tout d’abord pour chacune des organisations syndicales, qui doivent tout faire pour gagner la conviction du vote. La CGT a l’ambition de voir son score électoral progresser par rapport à celui de 2014 et de confirmer sa place de première organisation syndicale dans la fonction publique. Il ne s’agit pas de prendre 5 ou 6 points, mais de se fixer une marge de progression raisonnable. D’autant plus que personne n’ignore le caractère un peu particulier des élections professionnelles dans la fonction publique. C’est là que pourra se jouer la place de première organisation syndicale au niveau électoral sur l’ensemble du salariat, public comme privé. Quand on accumule à la fois les voix du public, du privé et des entreprises publiques, l’écart est très faible entre la CGT et la CFDT, de l’ordre de 20 000 voix en notre faveur.

N’est-ce pas également un enjeu de taille pour le gouvernement ?
Le taux de participation aux élections sera un premier élément de réponse objective aux politiques actuellement menées par le gouvernement. Si la participation est en hausse significative, cela voudra dire, me semble-t-il, que le gouvernement doit s’interroger sur le fait qu’il y a un regain d’intérêt des agents publics pour les organisations syndicales. Cela signifiera que les agents publics ne se retrouvent pas ou peu dans les réformes imposées par le gouvernement. L’exécutif regardera avec attention la participation et ce qu’elle signifie dans la mise en œuvre des réformes qu’il envisage. C’est aussi un enjeu organisationnel pour les employeurs publics. Les administrations doivent faire en sorte que l’ensemble des salariés de la fonction publique puissent voter normalement et dans de bonnes conditions matérielles. Nous ne sommes pas à l’abri d’un certain nombre de difficultés, notamment en raison du recours au vote électronique. Nous n’épargnerons pas les employeurs publics si nous voyons effectivement qu’il y a eu des problèmes pour participer aux élections, que le matériel a été mal distribué, que le vote électronique est mal assuré. C’est un enjeu d’exemplarité.

“Pour rester offensif et ambitieux, un syndicat doit se poser les bonnes questions.”

Quels enseignements pourrait-on tirer, a contrario, d’une éventuelle baisse de la participation ?
Des tas de problèmes matériels, que je ne peux pas exclure, pourraient en être une raison. Mais si tout se passe bien au niveau organisationnel et que la participation est plus faible, je pense qu’un employeur public digne de ce nom et attaché au dialogue social devra s’interroger sur la politique qu’il mène. Et ainsi se demander pourquoi les salariés se sentent de moins en moins acteurs, mais aussi réfléchir à ce qu’il pourrait faire dans les mois qui suivent pour renforcer la démocratie sociale. Mais j’ai aussi peur que le gouvernement, qui me semble très peu attaché au dialogue social et aux organisations syndicales, en tire comme argument le fait qu’une faible participation lui donne une espèce de blanc-seing pour accélérer encore les projets régressifs qu’il envisage.

Une baisse de la participation aurait aussi des conséquences pour les organisations syndicales elles-mêmes…
Si la cause exogène est exclue, la baisse du taux de participation poserait bien évidemment des questions à tout mouvement syndical. Je ne suis pas pour que l’on se cache les bonnes questions. Le 22 mai [dernière journée de mobilisation des syndicats de la fonction publique en date, ndlr] a été une journée d’action insuffisante, en recul par rapport au 22 mars, alors même que deux organisations n’ayant pas appelé à la mobilisation au mois de mars avaient rejoint le mouvement en mai [la CFDT et l’Unsa, ndlr]. Ce contexte, comme une éventuelle baisse du taux de participation aux prochaines élections, doit et devra nous pousser à nous poser les bonnes questions. Ce n’est pas apporter de bonnes réponses que de se cacher les questions qui nous sont posées. Depuis le 22 mai, nous essayons de savoir pourquoi la mobilisation n’a pas été à la hauteur de nos espérances, non pas pour se flageller ni pour se livrer à des critiques stériles, mais bien dans la perspective de construire un véritable rapport de force. Aux dernières élections, j’avais dit que le recul de la CGT ne pouvait pas s’expliquer seulement par les turbulences que nous avions traversées au niveau confédéral avec l’affaire Lepaon [du nom de l’ancien secrétaire général de la CGT qui avait dû quitter la tête du syndicat début 2015 après une affaire de travaux coûteux dans son appartement, ndlr]. C’était une réalité, mais cela ne pouvait être l’unique clé d’explication. Pour rester offensif et ambitieux, un syndicat doit se poser les bonnes questions.

Propos recueillis par Bastien Scordia